Contributeur: Edwin de Boevé
Directeur de Dynamo International
https://dynamointernational.org
Questions à instruire et réflexions
Quelle question mériterait d’après vous un examen collectif dans le cadre des Assises de la prévention ?
Derrière chaque secteur d’activité se développe un modèle de société.
Ces modèles sont-ils complémentaires ou antagonistes ?
Quelles sont les conséquences de ces modèles sur l’accompagnement des jeunes ?
Pourquoi cela vous apparaît-il nécessaire ?
Revenir sur les fondements du modèle de société qui animent le secteur de l’Aide à la Jeunesse me semble essentiel à sa pérennité.
Quelles sont les attentes par rapport à ce travail d’exploration ?
Imaginer de nouvelles alliances entre le secteur de l’aide à la Jeunesse et les autres secteurs.
Influencer les modèles technocratiques pour proposer une approche plus préventive, sociale et holistique.
Réflexion, apports, éléments que vous souhaiteriez ajouter
La prévention : une question de mots ?
Avec le recul d’une bonne trentaine d’années dans le secteur de l’Aide à la Jeunesse, la question de la prévention fut souvent au cœur de notre réflexion.
Dans les années 90, suite aux évènements d’insurrections vécues dans certains quartiers bruxellois, notamment à Forest, nous retiendrons les tensions nées entre travailleurs sociaux et certains responsables politiques suite à la création des «contrats de sécurité». Conflit qui fut difficile à gérer dans un premier temps, chaque point de vue excluant l’autre. Ces oppositions, encore d’actualité malgré l’évolution de ces fameux «contrats», dépassent les questions de style ou les intérêts corporatistes d’acteurs soucieux de sauvegarder leurs privilèges. Il y a bien deux regards sur l’action sociale, deux états d’esprit qui s’affrontent autour d’un concept largement utilisé à toutes les sauces, «la prévention».
Tous les intervenants, quel que soit leur modèle conceptuel d’appartenance (en ce compris les représentants des forces de police), prétendent vouloir «en faire» sans pour autant être toujours à même de mettre des mots sur ce que cette prévention recouvre réellement. Le champ de la prévention est en effet particulièrement large et couvre, d’un extrême à l’autre, des formes aussi différentes que les préventions défensive ou offensive.
La première, au nom du droit à la sécurité individuelle de chaque citoyen, tente de protéger la société des diverses nuisances qui peuvent être causées par certains groupes pré-stigmatisés. Ce faisant, elle confirme un souci de contrôle et de reproduction automatique d’un ordre social prédéterminé, au regard duquel seules ont droit de cité les initiatives susceptibles de produire à court terme des effets spectaculaires en s’attaquant aux effets des problèmes de société plutôt qu’à leurs causes objectives.
La seconde propose une toute autre lecture de la vie sociale et entend promouvoir l’individu et non pas opter à son égard pour la défensive, en prévision des problèmes qu’il est susceptible de poser à la société. La priorité, sous cet autre regard, est ici donnée à la lutte contre toutes les exclusions et pour l’égalité des chances, à travers une véritable politique d’aide sociale générale et spécialisée.
A l’époque, définir le concept de la prévention était devenu une question centrale. C’est à qui aura le pouvoir et donc la légitimité de donner sa version.
Le Conseil Communautaire de l’aide à la Jeunesse a relevé le défi à travers un groupe de travail constitués d’acteurs de terrain dont les réflexions ont abouti à l’avis n°50 sur la prévention remis le 29 mars 2000.
Cet avis s’inspire d’une publication (J. Fastrès et J. Blairon, La prévention, un concept en déperdition? Bruxelles, Ministère de la Culture et des affaires sociales, 1997) sur la prévention qui s’inquiétait du risque, pour le secteur de l’Aide à la jeunesse, de se voir déposséder d’une version «sociale» de la prévention face aux tendances «sécuritaires» et «sanitaires». «Les actions de prévention qui s’organisent selon cette optique entrent en complémentarité avec d’autres actions ou orientations: actions éducatives émancipatoires, combats pour l’égalité des chances, refus de l’exclusion et de ses causes par exemple. Par contre, elles s’inscrivent résolument en faux contre la tendance à pathologiser le corps social (celle-ci conduit de fait toujours à des pratiques de purification plus ou moins déclarées) ou à pénaliser ou judiciariser la misère (cette tendance procède notamment en encadrant de plus en plus les victimes des inégalités sociales et économiques, en les isolant pour s’en protéger voire en les réprimant, au nom d’une sécurité qui oublie que la sécurité première est justement la sécurité économique et sociale)» (http://www.aidealajeunesse.cfwb.be/index.php?id=2379 Avis n°50 du Conseil communautaire de l’aide à la jeunesse).
Partant de la théorie de Bourdieu sur «la loi de reproduction de la violence» (P.Bourdieu, Méditations pascaliennes, Paris, Seuil, 1997), la définition qui sera donnée dans notre secteur entend démontrer
- Les liens de causalité entre le vécu des jeunes en lien avec les violences produites par notre société.
- Qu’il y a lieu d’organiser une réponse sociale à des problèmes sociaux.
- Que cette définition identifie bien un enjeu de société, qui traverse les pratiques de l’aide à la jeunesse mais qui peut mobiliser d’autres acteurs et secteurs.
A l’époque pour nous, travailleurs sociaux de rue dans le secteur de l’aide à la jeunesse et ailleurs, le défi était de clairement définir et défendre cette conception de la prévention afin que celle-ci ne soit plus «manipulable».
Démontrer que les questions des violences et des limites font également partie de nos préoccupations, mais que loin de les banaliser, il y a lieu de les aborder de manière plus globale.
Et surtout qu’il s’agit de réfléchir aux modèles de développement, d’options politiques et de pratiques organisationnelles qui nous renvoient au concept plus explicite de la socialisation. Une socialisation dont les orientations se négocient quotidiennement au départ du terrain, des citoyens, en d’autres termes de la rue.
Ce qui est dès lors à relever et à interroger, ce sont les différentes conceptions de société qui se cachent derrière les modèles et dispositifs d’intervention. Il existe en effet un conflit fondamental entre, d’une part un modèle de société technocratique qui se braque sur certains symptômes et en déduit des réponses techniques.
Et d’autre part, le modèle «de propension» proposé par J. Blairon et J. Fastres dans leur ouvrage et repris dans l’avis n°50 dans le secteur de l’Aide à la Jeunesse et qui resitue les faits jugés problématiques dans une globalité.
Notre service Dynamo International se retrouve au cœur de cette dualité entre deux modèles opposés par le biais d’un double agrément. Un agrément en tant que projet éducatif particulier dans le secteur de l’Aide à la Jeunesse et un agrément en tant qu’ONG de coopération au développement dans le secteur de la coopération au développement. Nous verrons en quoi les deux cadres s’inspirent d’une approche différente et construisent, à l’insu des acteurs, des sociétés différentes.
Lors de sa création en 2001, Dynamo international s’est donné deux missions, d’une part accompagner les jeunes en difficultés dans leurs projets de mobilités et d’autre part construire et animer un réseau international de travailleurs sociaux de rue.
L’agrément en tant que Projet Educatif Particulier finance l’accompagnement des jeunes, par contre l’agrément en tant qu’ONG finance les activités liées au réseau telles que la construction d’un centre d’accueil d’urgence pour enfants en situation de rue, la formation et le soutien à des équipes de travailleurs sociaux de rue dans des pays tels que la RDC, le Sénégal etc…
L’accompagnement des jeunes en CFWB réalisé par les travailleurs sociaux de Dynamo International vise à renforcer les jeunes dans leurs aptitudes à devenir des adultes capables d’assumer des responsabilités familiales et sociales en lui permettant de vivre une ou des expériences structurantes individuelles et collectives.
La remise en situation positive au travers d’une dynamique de projet dans un but d’insertion sociale et de développement global (cognitif, social et affectif) du jeune est visée. En se confrontant aux différences culturelles, en favorisant l’échange et la rencontre, en acquérant des savoirs vivre et des savoirs faire, en s’insérant dans une dynamique de projet, le jeune participe en tant que citoyen actif et solidaire au développement et à l’enracinement d’un mieux-être collectif et individuel.
Ce type d’accompagnement se vit souvent en tant que processus dont les modalités sont rarement préétablies. Il importe de mettre en relief que ce processus se développe en exploitant les potentiels de la situation et que dans une telle perspective, les résultats semblent secondaires.
Si effectivement, la méthode se base sur les potentialités (du jeune par exemple), le travailleur social qui accompagne le jeune se gardera bien de mettre sa propre solution en œuvre, attendant que certaines conditions convergent, pour finalement accompagner une dynamique devenue inéluctable. Le contexte et l’environnement ne se dissocient nullement de cet accompagnement, il y a bien appui sur ce qui se vit et ce qui existe au quotidien. Supputer, accompagner et consolider les effets obtenus constitue dès lors la trame de l’accompagnement. Cette manière d’aborder l’intervention en misant sur les potentialités et les circonstances de la situation plutôt que sur l’application d’une solution prédéfinie s’inscrit dans une logique dite de propension qui se distingue de la logique instrumentale. (E. de Boevé, M. Giraldi, Guide sur la méthodologie du travail de rue à travers le monde, Editions L’Harmattan, 2008).
Le Code de la prévention, de l’aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse du 18 janvier 2018 s’inscrit clairement dans cette logique de propension.
Par contre l’arrêté Royal du 11 septembre 2016 concernant la coopération non gouvernementale propose une tout autre approche en se basant sur une logique de «gestion de projets axés résultats». Comme son nom l’indique, ce qui est privilégié dans cette logique ce sont les résultats recherchés et prédéfinis. Des résultats qu’il faut pouvoir anticiper sur 5 années. Plusieurs outils sont utilisés dans cette approche tels que le «Cadre logique» (document qui donne un aperçu complet des objectifs, des activités, des résultats et des ressources d’un projet) et la «théorie de changement» (raisonnement théorique qui explique schématiquement par quels mécanismes les résultats de développement attendus se matérialiseront et sur quelles hypothèses sous-jacentes une intervention de développement repose).
Dans une telle approche la créativité, l’adaptation aux changements et la prise en compte de la parole et des souhaits des bénéficiaires sont souvent laissées pour compte. La prise de risques est également complètement à proscrire puisqu’il s’agit bien d’atteindre coûte que coûte les résultats annoncés.
Mintzberg écrit que le premier rôle des planificateurs est d’être des «découvreurs de stratégies» (H. Mintzberg, J. Bourgault, Manager en public, Presses de l’Université de Toronto, CCG et IAPC, 2000, p. 361) et que un des dangers de la planification stratégique est que le formalisme du processus n’obère la dimension de découverte d’une authentique stratégie adaptée au contexte. Il observe que trop d’efforts se trouvent mis sur le processus et le format du document ainsi que sur la reproduction des modèles acquis, cela, aux dépens de l’identification de la stratégie.
Ce qui est particulier dans la gestion axée résultats c’est que les outils utilisés ne sont accessibles et maîtrisables qu’en étant particulièrement formés. Seuls les initiés peuvent concevoir et rédiger un tel projet, ce qui pose une question de Droit et de Démocratie. Les partenaires du Sud sont le plus souvent exclus de cette phase de la rédaction.
Depuis ces dernières années dans de nombreux secteurs d’activité se développe une mode de rationalité instrumentale, cette rationalisation instrumentale de la société engendre des conséquences désastreuses pour l’individu qui se retrouve, en ces circonstances, privé de sa liberté, du sens qu’il accorde à sa propre activité sociale et parfois complètement aliéné.
Difficile, bien sûr, de comparer la logique d’un accompagnement de jeune et la logique de gestion d’un projet de coopération. Pour Dynamo International s’est posé la question du choix de rentrer ou non dans cette logique instrumentale.
Ce choix n’a pu se faire qu’à partir du moment où notre cadre de référence théorique, pratique et législatif principale reste l’Aide à la jeunesse et que, sur le terrain, les actions et accompagnements que mènent les travailleurs sociaux de rue dans les pays du sud suivent la même logique que celui de l’Aide à la Jeunesse. Pour ce faire nous attachons une attention plus particulière à la concertation préalable et à la co-construction des projets avec nos partenaires du Sud.
Une espèce d’entrisme certes…