Analyse des interviews réalisées

Introduction

Le dispositif des Assises de la prévention poursuit une visée précise: partir de l’expérience des acteurs et en tirer des enseignements pour étudier collectivement comment donner toutes les chances de développement à la politique de prévention qui est définie dans le Code de la prévention, de l’aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse adopté par le Parlement de la Fédération Wallonie Bruxelles le mercredi 17 janvier 2018.

Pour cela, un processus d’appel à contributions a été lancé, invitant les contributeurs à décrire une action de prévention sociale qui leur paraissait riche d’enseignements à partager; à définir et problématiser une question à instruire collectivement; à partager une évaluation d’une expérimentation ou d’une mise en œuvre de la politique de prévention instituée dans le livre du Code.

Parallèlement, des interviews ont été réalisées pour poursuivre une double fin: d’abord recueillir les analyses et le point de vue d’acteurs qui, pour n’émarger pas au livre 1 du Code, voire pour n’appartenir pas au secteur de l’aide à la jeunesse, n’en sont pas moins en lien avec lui et peuvent jouer un rôle dans l’effectivité de cette politique; ensuite, contribuer à faire vivre ces liens dans la pratique, à l’occasion du processus des Assises: il est peu pertinent dans un processus de ce type de parler des autres en leur absence.

Un des paradoxes que doit affronter la politique de prévention définie dans le livre 1 du Code de la prévention, de l’aide à la jeunesse et de la protection de la jeunesse est bien celui-ci: le livre 1 définit des missions spécifiques pour ses acteurs, mais celles-ci ne peuvent être rencontrées par eux seuls. Ce n’est d’ailleurs pas surprenant dans une société où les inter-connexions sont multiples et déterminantes: il n’est plus possible d’agir dans un domaine ou un secteur sans tenir compte des interactions avec tous les autres; la crise sanitaire que nous venons de vivre, mais aussi les actions que la lutte contre le réchauffement climatique nous impose nous le rappellent en permanence.

On lira dans ces lignes une analyse transversale des 17 interviews réalisées. Cette analyse se propose de mettre en lumière les questions qui peuvent se poser aux acteurs du livre 1 à partir du regard que portent les acteurs des autres livres du Code et des acteurs agissant dans d’autres secteurs que l’aide à la jeunesse et qui sont en lien avec lui ou avec les enjeux dont sa politique de prévention est porteuse. Chaque fois que nécessaire, nous avons essayé de contextualiser les éléments d’analyse que nous mettons en avant.

1 - Une question générique: la légitimité de la nouvelle politique de prévention

Plusieurs personnes (J.-M. Delcommune /07, S. Sacco /09, V. Dupas /05…) qu’elles appartiennent au secteur ou non, ne doutent pas de la légitimité de la nouvelle politique de prévention, mais s’inquiètent de la manière dont cette légitimité peut être argumentée. T. Binczyk /16, par exemple, se réjouit de «l’ennoblissement» de la prévention que réalise le livre 1, mais en attend des effets objectivables.

C’est toute la question de l’évaluation de la politique de prévention qui est ainsi posée, puisque nous vivons dans une société où «évaluation» et «légitimité» sont d’office et systématiquement liées, notamment en matière de politiques publiques.

Sans entrer ici dans le débat sur ce lien automatique, bornons-nous à constater que le secteur de la prévention en aide à la jeunesse est loin d’être le seul à être confronté à cette question1.
Nous ne discutons pas le fait que des attentes fortes soient présentes par rapport à l’action publique en termes de pertinence, de cohérence et d’utilisation des moyens de la collectivité. Nous souhaitons cependant attirer l’attention sur ce point: l’établissement du fait que ces attentes sont rencontrées dépend du choix d’un système de justification qui doit être ajusté à l’action requise, dans toutes ses dimensions et interactions.

Il doit notamment ne pas omettre d’intégrer la mission contenante du service public (instituer ce qu’est la réalité); inclure dans le raisonnement les implications moins visibles de ce contenant; tenir compte des interactions sur lesquelles le service public n’a pas de prise.

Prenons par exemple le cas des institutions publiques de protection de la jeunesse: elles participent au fait que ce soit un service public et non des particuliers lésés qui statuent sur une infraction et ses conséquences; elles doivent, au nom de leur participation au contenant «Etat de droit» s’imposer de respecter les droits des jeunes qui leur sont confiés; si elles font tout pour que les jeunes puissent sortir d’une situation de désaffiliation, on ne peut les tenir pour seules responsables de cette lutte contre la désaffiliation (voir à ce sujet l’interview de N. Clarembaux et L. Defays /15).

Pour l’évaluation des actions de prévention, il est pareillement difficile de montrer ce qui a été évité grâce à leur existence sans objectiver les types d’actions de prévention qui sont instituées; il faut aussi éviter d’omettre de considérer les contraintes qu’elles s’imposent, comme respecter la liberté de la demande et éviter l’effet Mathieu (on désigne ainsi, en référence à la parole de l’Evangile «on ne prête qu’aux riches», le fait que trop de dispositifs d’aide ou d’action sont utilisés (détournés) par ceux qui en ont le moins besoin – voire pas besoin du tout); il faut évidemment tenir compte également du fait que la lutte contre les inégalités doit souvent tirer parti des moindres possibilités:

S’il est vrai que la plupart des mécanismes économiques et sociaux qui sont au cœur des souffrances les plus cruelles, notamment ceux qui règlent le marché du travail et le marché scolaire, ne sont pas faciles à enrayer ou à modifier, il reste que toute politique qui ne tire pas pleinement parti des possibilités, si réduites soient-elles, qui sont offertes à l’action, et que la science peut aider à découvrir, peut être considérée comme coupable de non-assistance à personne en danger.2

Si l’exigence d’évaluation (et l’établissement de la légitimité de la politique de prévention qui y est liée) est difficile à rencontrer, elle n’en est pas moins nécessaire et possible.
Nous avons essayé de montrer ailleurs, avec J. Fastrès, tout ce qui sépare une «évaluation des résultats» d’une «évaluation des effets»3. Pour l’analyse institutionnelle, l’évaluation pose la question du sens en créant des référants qui s’y rapportent:

Au contraire, l’évaluation, en ce qu’elle pose la question du sens, consiste essentiellement à produire, à construire, à créer un référant en même temps qu’elle s’y rapporte. A la limite, on pourrait imaginer un système d’alternance cyclique où chaque référant bâti par l’évaluation, rend possible des opérations de contrôle que l’évaluation elle-même remet sans cesse en cause en créant de nouveaux référants, puisqu’elle consiste précisément à refuser de s’accrocher à un modèle pré-défini, pour construire en permanence les «pierres de touche» et les systèmes d’interprétation qui donnent véritablement sens au réel.4

Si l’on admet que la construction de pareils référants passe par une observation des effets produits, prévus et non prévus, on trouve déjà dans les interviews quelques suggestions de référants possibles, il convient de le noter. Nous en indiquons quelques-uns ici pour nourrir la réflexion.

    • Les publics touchés peuvent constituer un référant. Par exemple, J.-M. Delcommune /07 s’interroge: arrive-ton à toucher la petite enfance pour éviter les «entrées dans le système», mais aussi à investir les jeunes adultes pour éviter les fins d’intervention «sèches» et leurs conséquences néfastes (qui constituent la chronique d’une désaffiliation annoncée); de même, il indique que la conception de la vulnérabilité et de la prévention sociale conduit à ne pas se préoccuper seulement du public qui a croisé l’aide à la jeunesse: est-ce le cas?
    • Réussit-on à mener des actions inter-sectorielles? Cette possibilité dépasse-t-elle les seules affinités de personnes (C. Ramelot /14)? Des procédures, balisages, protocoles vivants (T. Binczyk /16), identification des obstacles, des débats sur les postures professionnelles (cfr infra) augmentent-ils les chances des partenariats?
    • Quelles sont les pratiques d’«intéressement» des acteurs déployées par les instances instituées par le livre 1 (les pratiques d’«intéressement» «donnent envie d’en être», selon le mot de M. Callon)? La question se pose par exemple pour les Conseils de prévention (voir l’interview du service d’accompagnement et de contrôle pédagogiques (SACP) /17) et leurs membres.
    • Quels sont les moyens de dépasser les cloisonnements bureaucratiques qui peuvent être observés dans les pratiques de prévention? Alliances conclues, partage d’informations (par exemple en matière de travail diagnostique (A.-C. Silvestri /08), continuité des actions de prévention entreprises (J.-M. Delcommune/07), existence ou non de co-financements? (C. Ramelot /14)
    • Quelles sont les transformations structurelles qui ont pu être mises à l’agenda politique?
    • Les ambitions affichées sont-elles en regard des moyens disponibles (étudiés dans une optique comparative)?
Note 1: Nous discutons ce point pour l’éducation permanente dans cette analyse https://intermag.be/images/stories/pdf/rta2021m12n1.pdf
Note 2: P. Bourdieu (dir.), La misère du monde, Paris, Seuil, 1993, p. 944.
Note 3: J. Blairon et J. Fastrès, «Evaluation des résultats, évaluation des effets, quelles différences?», https://intermag.be/images/stories/pdf/rta2019m05n2.pdf
Note 4: J. Ardoino, J. & G. Berger, «L’évaluation comme interprétation», Pour n°107, 1986, pp. 120-127.

 

2 - La politique de prévention définie dans le livre 1

Les interviews incitent à ouvrir trois questions: quelle est l’optique de cette politique; quelle posture incite-t-elle à adopter? Quelle gamme d’actions cette politique invite-t-elle à mener?

1) La politique de prévention définie pour l’aide à la jeunesse peut combiner une optique restreinte et une optique généralisée

Notons d’emblée que les termes «restreinte» et «généralisée» ne contiennent aucune connotation, qu’elle soit positive ou négative. Ils concernent plutôt une représentation du périmètre d’actions à entreprendre.
L’optique «restreinte» concerne un public plutôt «aide à la jeunesse», pour lequel on voudrait éviter le recours à l’aide spécialisée ou à la protection; son ancrage est donc plutôt éducatif; on pourrait considérer que ce périmètre d’action correspond assez bien à la mission de prévention éducative. M. Poncelet /11 par exemple évoque un tel périmètre:

La prévention définie dans le livre 1 devrait conduire à agir au tout début des difficultés, ce qui devrait permettre de diminuer le recours aux services spécialisés (SAJ, SPJ). Elle rejoint ainsi l’exposé des motifs du Code lorsqu’il énonce:
«Ce livre a pour objet de déterminer le cadre dans lequel s’inscrivent les actions de prévention, qui doivent permettre de réduire le nombre de jeunes en difficulté ou en danger et donc d’éviter l’intervention des services d’aide à la jeunesse et de protection de la jeunesse.»5

L’optique «généralisée» conduit à considérer qu’il faut agir sur les inégalités comme causes; elle concerne les vulnérabilités dans quelque champ que ce soit; son ancrage est plutôt social et économique. Ce périmètre d’action concerne manifestement la prévention sociale.

Note 5:
http://www.aidealajeunesse.cfwb.be/index.php?eID=tx_nawsecuredl&u=0&g=0&hash=bc105849bf867f9a781e3ae7bec707c42f7f3581&file=fileadmin/sites/ajss/upload/ajss_super_editor/DGAJ/Documents/code-AJ02-18_06_19_WEB.pdf, p.13.

2) Les actions de prévention peuvent adopter une posture défensive ou une posture offensive

Comme pour le point précédent, les deux qualifications ne sont liées à aucune connotation.
Les deux postures paraissent toutes deux nécessaires.
Lorsqu’elles sont défensives, les actions de prévention veulent diminuer le poids des violences qui tendent à s’accumuler «sur les mêmes» (traitements discriminatoires, stigmatisation, fonctionnements qui finissent par produire un non recours, etc.); l’avis n° 50 adopté en 2000 par le Conseil communautaire de l’aide à la jeunesse se situe tout à fait dans cette lignée6.
Lorsqu’elles sont offensives, les actions de prévention veulent ouvrir des possibles, augmenter les occasions, par exemple d’expérimentation, d’accès à des services ou des supports, par exemple de travail sur soi, de subjectivation, etc. Il s’agit ici de s’attaquer aux inégalités de conditions.
On voit bien que ces deux postures sont complémentaires et se rejoignent souvent, mais leur «porte d’entrée» n’est pas la même; pour simplifier, on se donne comme mission, dans la posture défensive, de faire cesser l’intolérable et dans la posture offensive, de dessiner de nouvelles voies.

Note 6:
http://www.aidealajeunesse.cfwb.be/index.php?id=2379

 

Si on combine les approches 1) et 2) on obtient la «gamme» d’actions suivante

La position 1 définit une catégorie d’actions qui veulent diminuer les violences subies, essentiellement les violences d’interactions ou les violences institutionnelles; l’exemple donné par l’association Vie féminine/03 est emblématique à ce sujet: la confusion qui est fréquemment faite entre «conflit parental» et «violence conjugale» tend à renforcer la domination subie par les mères, avec de lourdes conséquences sur les enfants.

La position 2 désigne des actions où l’on veut ouvrir des possibles, construire des alternatives à tous les points d’une trajectoire marquée par la difficulté ou le danger. A. Ansay /12 fait une proposition en ce sens lorsqu’il indique l’importance des expériences collectives fortes, transformatrices, qu’il faut pouvoir proposer à des adolescents tentés par des offres séduisantes (comme la délinquance ou la radicalisation).

La position 3 regroupe des actions où l’on veut s’attaquer à toutes les privations de droits: la lutte pour la suppression du statut de cohabitant en est l’exemple le plus frappant.

Enfin, la position 4 comprend des actions qui veulent construire des dispositifs et un modèle de société où les occasions de choix de chacun sont accrues. L’interview de M.-H. Bodart /10 va tout à fait dans ce sens en ce qui concerne l’enseignement. Celle de C. Ramelot /14 aussi, lorsqu’elle évoque la prévention du sans-abrisme pour les jeunes de 18 à 25 ans.

Bien entendu, cette schématisation n’a pas pour but de «classer» les actions de prévention. Elle peut, nous l’espérons, montrer l’étendue de la gamme des actions possibles et permettre ainsi aux acteurs de mener une réflexion sur leurs priorités e et sur les principes de cohérence et de pertinence de leurs actions en regard des situations.

3 - A partir du livre 1, on peut construire une cohérence globale pour le secteur de l’aide à la jeunesse

Le concept de vulnérabilité sert de repère au livre 1; il est lié structurellement au concept de désaffiliation.
La vulnérabilité est définie par Robert Castel comme une «zone» où se croisent des difficultés socio-économiques (lorsque les droits au travail ne sont pas respectés et que les droits sociaux liés au travail sont réduits) et des difficultés socio-familiales (ruptures de la cellule familiale, faiblesse du réseau de proximité, voire isolement ou stigmatisation). Le processus de «désaffiliation» est celui où ces difficultés s’aggravent d’une façon qui devient difficilement réversible.

Il est intéressant de constater que les acteurs des autres livres (3, 4 et 5) décrivent leurs missions et interventions à partir de ce couple vulnérabilité/désaffiliation.
Par exemple, pour les IPPJ, les facteurs de vulnérabilité invisibles dans les parcours de délinquance sont pointés (N. Clarembaux et L. Defays /15). Cette analyse s’inscrit ainsi pleinement dans la loi de reproduction de la violence, qui rappelle que la violence visible de la délinquance est une conséquence de violences structurelles et de violences peu visibles de relations (aux autres; aux institutions) qui sont doublement occultées: comme causes de la violence exercée contre soi ou contre les autres, mais aussi comme éléments toujours présents dans un parcours de délinquance:

Le livre 5, à ce titre, n’est pas en opposition avec le livre 1: ils ont des enjeux communs et le «nouveau paradigme» dans l’approche de la délinquance s’inscrit en cohérence avec le nouveau paradigme de la prévention.
Même s’il s’agit souvent de prévenir une récidive – on préfère parler maintenant de désistance par rapport à un parcours de délinquance – l’horizon de l’action est le même: renforcement du réseau de soutien autour du jeune, approche globale de celui-ci, centration sur ses besoins.
Cet horizon reçoit des traductions concrètes: action des équipes mobiles d’accompagnement (EMA), mise en place d’un GLM (Good Life Model), implication des jeunes délinquants dans des actions culturelles et sociales, par exemple de solidarité.

L’importance des réseaux de soutien qui peuvent compenser un manque d’appui possible en termes de solidarités socio-familiales est rappelée par tous, que ce soit d’une manière défensive ou offensive (lorsqu’on remarque par exemple, comme T. Binczyk /16, que les familles de parrainage peuvent offrir une diversité de modèles familiaux à un(e) jeune en difficulté ou en danger

Expliciter cette cohérence globale permet de penser les apports réciproques des acteurs des différents livres.
Par exemple les acteurs des livres 3, 4, et 5 peuvent alimenter les acteurs du livre 1 en leur fournissant une analyse ex post de ce qui pourrait faire l’objet d’actions de prévention (manque d’informations, manque d’accès à des institutions, manque d’accueil, rupture de confiance envers tel ou tel type d’institution… Voir par exemple l’interview de J.-Y. Charlier /02). Cette information peut être produite notamment par les agents de liaison (M. Poncelet /11).

Réciproquement, le sens des actions du livre 1 peut nourrir les actions menées dans le cadre des autres livres (comme on l’a vu ci-dessus pour les IPPJ, qui l’expriment en disant «ça nous aide à rester sur le sens» (J.-Y. Charlier /02)).

Cette cohérence globale possible conduit cependant à poser la question de l’articulation des actions de prévention aux actions sociales intrasectorielles existantes sur le territoire (quand un jeune est confronté à l’autonomie, quand il a besoin d’un soutien de proximité; quand une autorité mandante interpelle une autorité locale, etc.).
Les interviews de T. Binczyk /16, M. Poncelet /11, A.-C. Silvestri /08 et S. Dalaidenne /04 vont toutes dans ce sens.

4 - Vulnérabilité et capital symbolique

Plusieurs personnes insistent sur le lien entre situations de vulnérabilité et ce que nous proposons d’appeler déficit en capital symbolique.
Le capital symbolique tel que le définit J.-F. Fabiani à partir de P. Bourdieu peut être considéré comme cette force permettant d’agir, nourrie par un crédit accordé par les autres et dépendant de la confiance qu’on leur accorde, y compris aux institutions; c’est cette force qui permet d’accumuler des ressources, notamment sociales (un réseau) ou culturelles (des connaissances et compétences).

L’isolement social et la stigmatisation sont certes liés, mais la question du capital symbolique ne se réduit sans doute pas à celle de la stigmatisation: la perte de confiance (en les institutions, en soi), le fait d’avoir l’impression de ne compter pour rien (voir l’interview de T. Binczyk /16), le découragement sont des dimensions du capital symbolique qui touchent à la possibilité d’accumulation des autres formes de capitaux.
On aurait sans doute tort de négliger cet aspect.

Par ailleurs et complémentairement, les phénomènes de stigmatisation et leurs effets requièrent toute l’attention en matière d’actions développées pour des individus et des groupes vulnérables.

S’engager dans une politique de prévention telle que définie dans le livre 1, c’est en effet refuser deux implications fausses:

    • refuser de penser que toute situation de vulnérabilité implique des manquements éducatifs dans le chef des adultes qui la subissent (stigmate négatif, cfr ci-dessous);
    • refuser de penser que les problèmes éducatifs relèvent de la seule responsabilité individuelle; la responsabilité des institutions y est aussi engagée; les problèmes éducatifs, en effet, ne sont pas exempts de liens avec des inégalités diverses qui ferment des possibles et attaquent le capital culturel, mais aussi symbolique des personnes.

La stigmatisation entraîne en général deux sophismes

Toute personne un peu hors norme (quelle que soit cette norme) est susceptible d’être frappée du discrédit profond que Goffman a qualifié de stigmate, comme le fait remarquer M. Poncelet /11.

Lorsqu’une personne est stigmatisée, on lui suspecte d’abord toutes sortes d’incapacités qui ne sont pas avérées (par exemple, on la considère comme incapable de créer son «mode d’emploi» de l’action, voire de la vie): c’est la stigmatisation négative.
Ensuite, comme nous l’avons vu, on tend à tout expliquer par l’existence du stigmate, en sous-estimant les effets des causes structurelles auxquelles la personne est exposée.

Dé-stigmatiser implique des actions conjointes contre ces deux sophismes différents.

Dé-stigmatiser, c’est aussi éviter la stigmatisation positive, qui consiste à sur-valoriser la moindre production d’une personne stigmatisée (en abaissant pour elle, alors qu’on ne le fait pas pour d’autres, son «seuil d’exigence»); cela se produit lorsqu’on sacralise l’expression de la personne stigmatisée, en lui trouvant d’office toutes les vertus dont le raisonnement des professionnels serait, en miroir, dépourvu; lorsqu’on estime que les personnes stigmatisées n’ont pas besoin d’élaborer leur pensée, que l’expression immédiate de leurs émotions peut suffire, qu’elles n’ont pas besoin des dispositifs collectifs qui nous permettent à tous le décentrement par rapport à notre position sociale ou culturelle. La stigmatisation positive ne se remarque jamais mieux que lorsqu’on ne met pas en débat la parole de la personne stigmatisée, lorsqu’on s’interdit de la confronter à la contradiction (tout en n’en pensant pas moins).

5 - Les conditions et les possibles en matière d’articulation des actions de prévention aux autres actions sociales existantes

Les interviews permettent aussi de mettre en avant des conditions favorables à l’articulation des actions déployées sur un territoire; de pointer des obstacles à une telle articulation, mais aussi d’identifier des améliorations de l’existant tel qu’il est prévu – et, surtout, des possibles.

Les conditions de l’articulation des actions

Trois conditions sont mises en avant dans les interviews.

    • Une mise au travail des postures professionnelles est nécessaire pour éviter qu’un écart irréductible soit perçu par différents acteurs et conduise à des représentations négatives croisées, comme le diagnostiquent L. Vandormael /01 et J.-M. Delcommune /07 entre autres.
      Autrefois, ce problème de postures professionnelles qui vivaient le grand écart existait déjà. Il concernait majoritairement les services d’action en milieu ouvert et les travailleurs des contrats de sécurité 7 (voir l’interview d’A. Ansay /12). Un déplacement partiel s’est opéré; c’est aujourd’hui aussi les travailleurs sociaux qui, adoptant ou étant forcés d’adopter la posture des agents de l’État Social Actif, sont sentis comme situés aux antipodes des travailleurs de la prévention. Ceux-ci reprochent en effet à ceux-là de reporter sur l’individu qui les subit tout le poids de la lutte contre les inégalités, si ce n’est de l’aggraver.
    • Une réflexion approfondie sur le modèle de collaboration.
      Le nombre et la variété des dispositifs de coordination sont trop peu étudiés (comme le remarquent entre autres K. van Diest /06 et C. Ramelot /14). Tout se passe comme si chaque secteur ou niveau de pouvoir avait développé l’idée de créer son propre dispositif de mobilisation et de concertation des acteurs des autres secteurs, faisant exploser les lieux et moments où doivent se rencontrer quasi les mêmes et quelques autres…
      La relation entre acteur public et acteur associatif fait partie de cette problématique. L. Vandormael /01 l’indique. Il ne serait pas incongru dans ce contexte de remettre vigoureusement au travail ce que la charte associative définissait comme relation de complémentarité entre services publics et associations.
    • Enfin, une troisième condition doit être rencontrée si on veut vraiment que les actions de prévention s’articulent aux autres actions sociales existant sur un territoire donné: l’engagement de tous les partenaires à adopter une attitude réflexive par rapport aux violences institutionnelles qui peuvent se produire chez chacun d’entre eux; le Service d’accompagnement et de contrôle pédagogiques /17, par exemple, le réclame pour le secteur de l’aide à la jeunesse auquel il appartient. Il nous paraît qu’il y a là un exemple à suivre, pour éviter que chaque secteur n’initie des actions qui s’ajoutent, sans que cela soit aperçu, à d’autres actions ou conditions qui sont recommandées ou imposées toujours aux mêmes. M. Poncelet /11 s’interroge ainsi:

A côté de la coordination de l’aide contrainte assurée par les délégué(e)s, quelle organisation inventer pour que les secteurs puissent contribuer chacun et qu’on puisse éviter de faire faire 10.000 choses impossibles aux familles vulnérables sans par ailleurs agir sur les causes de leur situation?

Note 7:
«[L’approche locale et globale des Contrats de Sécurité] intègre dans une même action prétendument concerntée les aspects policiers, pénaux, préventifs techniques et préventifs sociaux, provoquant ainsi une confusion des rôles catastrophique.» «Sécurité et citoyenneté», in Vous avez dit: «Aider la jeunesse»?, Bruxelles, Ministère de la Culture et des Affaires sociales de la Communauté française, 1995, p. 93.

 

Trois obstacles à l’articulation

Outre la tentation de l’hégémonie évoquée ci-dessus, trois obstacles à l’articulation des actions sont mis en avant de façon récurrente.

    • Une interpellation effectuée sous le mode de la dispense de leçon, plutôt que comme un effort d’intéressement ou de mobilisation. J.-M. Delcommune /07:

Pour les AMO, chercher des alliances plutôt que pratiquer la dénonciation; sortir d’une prétention au monopole de l’expertise en matière de prévention

    • Le caractère chronophage des participations à des réseaux multiples, qui peut conduire à un investissement en pointillé ou inconstant doit être pris en compte, comme indiqué précédemment. Ce problème est somme toute le même, reporté au niveau des professionnels, que celui que peuvent vivre les jeunes et les familles vulnérables, sommés de faire 10.000 choses impossibles, comme évoqué ci-dessus.
    • La position de «juge et partie» qui peut être le fait de certains partenaires des collaborations doit aussi pouvoir être évitée, comme le souligne par exemple C. Ramelot /14:

En tout état de cause, le pilotage des partenariats doit pouvoir éviter les positions de «juge et partie», ce qui est souvent le cas au niveau local.
C’est la raison pour laquelle Madame Ramelot insiste sur l’importance du niveau régional, qui peut allier indépendance et vision stratégique. L’institution de chargés de prévention va d’ailleurs dans ce sens.

Des améliorations des fonctionnements prévus par le livre 1

Les personnes interviewées ont aussi suggéré quelques améliorations pratiques à apporter aux fonctionnements institués par le livre 1.

K. van Diest /06, par exemple, propose que les réseaux de santé mentale puissent participer en tant que membres aux conseils de prévention et aux plateformes aaj/enseignement.
A.-C. Silvestri /08 juge nécessaire une meilleure circulation des informations relatives à la politique de prévention, mais aussi une rédaction des diagnostics sociaux des conseils de prévention qui facilite leur usage effectif. Pour N. Clarembaux et L. Defays /15, il serait pertinent que les diagnostics sociaux intègrent les données et les enseignements relatifs à la délinquance.

Enfin, des rôles seraient à clarifier pour éviter des confusions ou des recouvrements: les Conseils de concertation intra-sectorielle par rapport aux conseils de prévention; les agents de liaison par rapport au service de la prévention.
Une remise à plat ou à tout le moins une clarification des territoires des AMO serait aussi bienvenue, comme le fait remarquer le Service d’accompagnement et de contrôle pédagogiques /17.

Enfin, le souhait est exprimé à plusieurs reprises de faire mieux vivre les protocoles (qu’ils s’imposent semblablement à tous ceux qui les ont signés), les plateformes instituées, les fonctionnements ascendants et descendants entre protagonistes du livre 1.

Des possibles à faire exister ou à développer

Enfin, il est important de noter que les interviews sont riches de possibles dont la création ou le développement sont à portée de main.

Sans vouloir réduire ceux-ci à ces trois exemples, nous les signalons parce qu’ils présentent et illustrent des «portes d’entrée» différentes (et sûrement complémentaires).
Ces «possibles» indiqués ou identifiés, au-delà de leur contenu, montrent que le paradoxe par lequel nous avons ouvert cette analyse peut être contourné: ce sont en effet des alliances qui peuvent permettre aux acteurs du livre 1 de contribuer à transformer des situations sur lesquelles ils ne peuvent agir seuls, mais dont la transformer est nécessaire pour qu’ils puissent remplir leurs missions.

    • Nous trouvons par exemple des alliances qui peuvent se nouer entre des acteurs différents qui agissent pour un même public, mais séparément. L’exemple emblématique est fourni par l’inspectrice principale C. Ramelot /14 qui dirige l’action sociale en Wallonie: le projet politique de prévention du sans-abrisme pour les 18-25 rencontre pleinement une préoccupation majeure de l’aide à la jeunesse; le Service d’accompagnement et de contrôle pédagogique /17 de ce secteur l’indique de cette manière:

– l’allongement de l’âge éligible (jusque 22 ans, avec le constat d’une perméabilité existant sur le terrain jusque 25 ans) n’est pas une solution en soi; travailler avec les autres secteurs en se focalisant sur la transition vers l’âge adulte semble plus opportun;
– il faut aussi porter attention au travail nécessaire de préparation à l’autonomie au sein même du secteur de l’aide à la jeunesse, pour éviter les problèmes liés à la «mise en autonomie» et au passage à la majorité.

    • Nous pouvons trouver aussi des alliances que pourraient nouer des acteurs de secteurs différents autour de la même mission professionnelle; nous trouvons dans cette catégorie les actions conjointes en matière de prévention éducative à l’intention de la petite enfance que peuvent mener les services de l’ONE et les AMO:

M. Gérard et A. Dachy /13 coordonnent respectivement les Peps (ex TMS, Partenaires Enfants Parents) et les Equipes SOS Enfants, qui évoluent vers un soutien à la parentalité, notamment via les SAP (Services d’accompagnement à la péri-natalité).

Ces deux catégories de services s’articulent sans lien de hiérarchie entre eux (les seconds étant en relais des premiers); toutes leurs actions ont une visée préventive.
Le point d’attention se porte prioritairement sur la santé, mais la thématique du bien-être de l’enfant implique une action globale, y compris dans ses dimensions sociales, en lien ou non avec l’aaj.
Une priorité est donnée à l’action dans la durée, hors laquelle peu de résultats peuvent être engrangés.

    • Enfin, des alliances peuvent porter sur une catégorie d’action qu’un type d’acteur seul ne pourrait mener. L’exemple emblématique dans cette catégorie est donné par le mouvement d’éducation permanente Vie féminine à propos de la violence institutionnelle qui est produite par la confusion de concept entre «conflit parental» et «violence conjugale»; L. Genin /03 le formule ainsi:

Vie féminine pense que seul un véritable dispositif articulant une variété d’actions (formation continuée approfondie des agents, actions de sensibilisation, ateliers participatifs avec les publics…) pourrait permettre d’éviter ces violences invisibles et leurs conséquences; le mouvement a par ailleurs pleinement conscience de la surcharge de travail des agents de l’aide à la jeunesse qui constitue un obstacle important pour une telle formation, qui est d’ailleurs discutée avec le Ministère. Il n’est pas question d’une critique de l’extérieur, mais d’une proposition d’alliance.

Plus largement, L. Genin met en avant les conditions d’une alliance:
– que chacun puisse garder son propre ancrage;
– qu’on identifie bien les dangers qui résultent d’une posture où on pense trop vite qu’on a compris ce que le partenaire amène.

L’identification de pareils possibles concrets vient utilement illustrer quels développement seraient possibles pour la politique de prévention définie dans le livre 1 du Code adopté en 2018; de tels exemples ne pourraient que se multiplier si on travaillait en parallèle sur les conditions et obstacles que de telles articulations doivent rencontrer ou franchir.